Hojas de sala Arqueologia de la memòria. Textos de sala
2024
Hoja de sala
[page-n-1]
Français
OBJETS FAMILIERS
Parcours de vie
Águeda Campos Barrachina
et Amando Muñiz Verdayes
Une photographie prise pendant la guerre et
quelques lambeaux de vêtements sont le seul
héritage que reçurent Vicente et Pepe, âgés
d’à peine six et cinq ans au moment de l’exécution de leurs parents. Agueda et Amando
furent tous deux assassinés le 5 avril 1941
puis jetés ensemble dans la fosse 135, après
deux ans de réclusion à la prison de Santa
Clara et à la prison Modelo de València.
Tous deux militaient au Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM) de València et
étaient profondément engagés dans la défense des idéaux républicains. Au point que,
comme le rappelait Vicente, un 14 avril,
Agueda hissa un drapeau républicain dans
la cour de la prison, drapeau qu’elle avait
confectionné avec un bâton et un morceau
de tissu et pour lequel elle fut placée à l’isolement dans une cellule.
Vicente et Pepe furent également emprisonnés, étant donné qu’ils furent arrêtés avec leur
mère. De par leur statut d’enfants de vaincus,
leur internement se poursuivit bien des années
après la mort de leurs parents, à l’orphelinat
San Francisco Javier de València.
Salvador Lloris Épila
Salvador aimait jouer de la guitare. Il était
né en 1899 à Alfara del Patriarca et il était
paysan. On dit aussi qu’il faisait bien la paëlla. Il épousa Amalia Ponce et ils eurent deux
enfants, Salvador et Manolo.
Il était croyant et de gauche, mais sa famille
ignore s’il appartenait à un parti. En revanche,
elle peut témoigner qu’il faisait partie de l’armée espagnole au moment de la Guerre du
Maroc et que, suite au coup d’État de 1936, il
s’engagea pour défendre la République.
Il fut accusé après la guerre d’avoir participé, aux côtés d’autres personnes, à la mort
d’un garde civil, et il fut condamné à mort.
Malgré l’intervention du prêtre du village
en sa faveur, il fut fusillé le 17 juillet 1939.
Le lendemain, sa famille put récupérer son
corps et acheter un cercueil afin de l’enterrer
seul pour lui éviter la fosse commune.
Cette histoire fut tenue secrète pendant des
années, jusqu’à ce que sa petite-fille, Pilar
Lloris, retrouve les lettres de Salvador ainsi
que quelques objets confectionnés par lui en
prison. C’est à ce moment-là qu’elle prit la
décision d’enquêter sur son grand-père et
sur ce qui lui était arrivé.
José Giner Navarro
Felipe Carreres Flores
Le 21 juillet 1939, neuf hommes de Quart
de Poblet, tous membres du Comité
Révolutionnaire Local, furent exécutés à
Paterna. José, “le fils de la sage-femme”, le
plus jeune, que l’on appelait Pepín, était un
de ceux-là.
José avait vingt-huit ans, il n’était pas marié et n’avait pas d’enfants. Ce furent ses
soeurs Carmen et Conxeta qui entretinrent
en silence, plusieurs décennies durant, son
souvenir. Mais en 2008, à l’occasion d’un
hommage public qui lui fut rendu dans son
village, Carmen partagea avec sa petite-fille,
Pilar Taberner, cette mémoire familiale. Dès
lors, Pilar, qui ne disposait que d’une photographie, d’une lettre d’adieu et de cette bouleversant phrase: “Ils nous l’ont tué”, a pu
reconstituer en partie le parcours de vie de
son grand-oncle: il était journalier, syndiqué
à l’UGT, membre des Jeunesses Socialistes
Unifiées et il s’était battu sur le front de
Teruel.
Quand on l’emprisonna, ses sœurs se rendirent tous les jours à pied, de leur village à
la prison Modelo, pour lui apporter nourriture et vêtements. Jusqu’à ce qu’un jour, elles
apprirent en arrivant que l’on avait conduit
les “neuf de Quart de Poblet” au peloton
d’exécution.
Les frères Carreres furent des victimes directes de la répression. Ramón dut s’exiler
en France et ne revint qu’en 1969. Felipe et
Pepe furent exécutés à Paterna en 1939.
Il ne reste aucun effet personnel de Pepe.
Sa famille sait qu’il était journalier, qu’il
appartenait à la Fédération Anarchiste
Ibérique (FAI) et qu’il fut jeté dans la fosse
115. Felipe, identifié dans la fosse 22, travaillait aux champs et dans l’industrie sidérurgique. Il avait sa carte au Parti Communiste,
il était membre du syndicat du riz et il fut
membre-fondateur de la fanfare de son village, el Puig de Santa María.
Suite à son exécution, sa femme, María
Duato, dut élever seule leurs quatre enfants
tout en s’occupant de son beau-père, atteint
de démence sénile. María dut faire du marché noir pour survivre et ne fut pas autorisée, en signe de représailles, à porter le deuil.
Malgré ce contexte, elle parla toujours de
leur histoire familiale, qu’elle transmit à ses
petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Avant de mourir, María demanda à être enterrée avec les lambeaux de vêtements et la
lettre d’adieu de son mari.
Vicente Roig Regal
De septembre 1939 à octobre 1940, Vicente,
originaire d’Alginet, fut incarcéré dans plusieurs prisons: à San Miguel de los Reyes et
à la Modelo. Presque quatre cents jours au
cours desquels sa femme, Julia Tortosa, et lui
continuèrent à communiquer. Leur famille
conserve toujours 112 lettres qui décrivent
la peur et les attentes dans et hors les murs
de la prison.
La découverte de ces lettres et les visites effectuées au cimetière de Paterna firent surgir des questions, comme en témoigne sa
petite-fille, Verónica Roig. Dans la famille,
on avait raconté jusqu’alors que le grandpère était mort à la guerre. Le besoin de
savoir ce qui s’était réellement passé permit
à la famille de découvrir certaines histoires
extraordinaires: par exemple, le stratagème
par lequel Vicente fit la connaissance de son
fils en prison grâce à un panier de linge où
la famille dissimula le bébé, après avoir soudoyé le gardien avec un plat de riz.
Par amour pour son fils, Vicente fabriqua
à la main une bague, des espadrilles et un
pendentif qu’il envoya chez lui. Sa famille
ne reçut plus de nouvelles de lui à partir du
31 octobre 1940, jour de son exécution.
Vicente Orti Garrigues
“Rosario, n’y va pas, il n’est est plus là-bas”.
C’est ainsi que Rosario Fita apprit qu’on avait
exécuté son mari. Ce 27 mars 1940, ce cordonnier de Torrent, fonctionnaire de prison et
membre du Parti Communiste, fut assassiné.
Le cauchemar avait commencé dès la fin de
la guerre. Vicente, qui avait tout quitté pour
partir se battre sur le front, dut se cacher; et
Rosario, enceinte, subit les interrogatoires de la
Garde Civile, qui tentait de lui soutirer des informations en pointant sur son ventre un fusil.
La répression continua après son exécution.
La famille fut expropriée de sa maison et dut
survivre en demandant l’aumône, en vendant des excréments d’animaux et en vivant
dans une écurie, stigmatisée comme “femme
et filles de rouge”.
Ce 27 mars, Rosarito, Libertad et Dolores
perdirent leur père. Il leur dédia des poèmes
et leur envoya des lettres de sa prison.
Rosarito apprit par cœur chaque vers du
poème qu’il lui écrivit pour ses cinq ans.
Aujourd’hui, Charo et María José, les petites-filles de Vicente, conservent précieusement ces objets qui constituent leur mémoire.
Antonio Monzó Fita
Antonio fut averti qu’il courait un danger
mais il renonça à fuir d’Alicante en bateau
[page-n-2]
au prétexte qu’il n’avait commis aucun crime
de sang. Mais, à trente-cinq ans, il fut détenu
à la prison Modelo de Valencia et au bout
de deux mois, le 21 juillet 1939, il fut fusillé.
María Cruz, sa femme, et Paco, Antonio et
María, ses enfants, passèrent cet assassinat
sous silence jusqu’à l’avènement de la démocratie. Ils savaient mais se turent par peur et
pour protéger leur famille.
Durant plus de quatre-vingts ans, Paco a
conservé les seuls objets qui lui viennent
de son père: deux photographies, une fiche
signalétique de la prison et un portefeuille
avec ses initiales, où il cachait deux lettres.
Son fils, Toni, n’a appris cette histoire que
récemment, à savoir que son grand-père faisait partie du groupe des “neuf de Quart de
Poblet”, qu’il fut enterré individuellement à
côté de la fosse 21 et qu’il fut assassiné parce
qu’il était membre de la UGT et du Comité
Révolutionnaire Local.
Manuel Baltasar Hernández Sáez
La dernière volonté de Gracia Espí a été
que sa petite-fille, Amelia Hernández, hérite
d’une boîte que Gracia avait rangée dans
une commode et qu’Amelia ne pourrait ouvrir qu’à la mort de sa grand-mère. Cette
boîte contenait les effets personnels de son
mari, Manuel Baltasar, fusillé le 29 juillet
1939, à l’âge de vingt-trois ans. Il s’agissait
de lambeaux de vêtements et d’une mèche
de cheveux que Leoncio Badía, le fossoyeur
de Paterna, avait donnés à Gracia pour
confirmer l’identité de son mari, inhumé
dans la fosse 22.
Gracia et Manuel Baltasar s’étaient mariés
jeunes et ils avaient vécu quelque temps en
France. En 1939, ils rentrèrent en Espagne, et
deux ans après, le coup d’État bouleversa leur
vie. Lui, qui était chauffeur et membre de la
UGT, fut détenu à Carlet en 1939 puis transféré à San Miguel de los Reyes. La famille se
souvient qu’en prison, il abîma la photo de
son fils George à force de l’embrasser.
Amelia conserve les effets personnels de son
grand-père tels qu’ils lui ont été légués, enveloppés dans du papier journal, avec des
restes de terre et quelques taches de sang.
José Manuel Murcia Martínez
À l’ouverture de la fosse 94, Carolina Martínez
sentit qu’elle pouvait enfin réaliser ce que sa
mère et sa grand-mère n’avaient pu obtenir.
Le bonheur d’apprendre que l’ADN avait
confirmé que l’individu numéro 5 de cette
fosse était son grand-père mit un point final au
processus d’exhumation, long et douloureux.
Bien qu’elle ne l’ait pas connu, elle savait par
sa grand-mère Carolina Ródenas que c’était
un homme simple, sérieux et travailleur. José
Manuel conciliait son travail de journalier et
la défense des idéaux socialistes, en exerçant
plusieurs responsabilités: il était membre du
secrétariat de la UGT à València, conseiller
municipal délégué à l’agriculture à Ayora et
promoteur de la collectivisation de l’agriculture locale.
Sa femme fut condamnée à douze ans et un
jour de prison, et son fils Manuel fut égale-
ment emprisonné. Par ailleurs, la famille fut
contrainte de loger à domicile des soldats
franquistes, punition qui terrorisait les filles
de la famille, Amparo et Amalia, qui, de peur,
s’enfermaient dans leur chambre la nuit.
Pablo Lacruz Muñoz
Né à Chera en 1901, Pablo était paysan. Il
avait épousé Dolores Igual et ils eurent deux
enfants, Activo et Pablo. Socialiste engagé, il
fonda la section UGT de son village et il fut
conseiller municipal. Comme la plupart des
républicains, il fut arrêté à la fin de la guerre,
emprisonné, condamné à l’issue d’un procès
extrêmement sommaire pour “adhésion à la
rébellion” et fusillé.
Pablo fut assassiné à Paterna le 9 novembre
1939 et sa famille subit pendant plus de
quinze ans une répression sans fin. La Garde
Civile les menaçait régulièrement d’expropriation et la famille fut en proie à de nombreuses difficultés.
Pablo fut exécuté en même temps que
trente-sept autres personnes. Son fils Activo
fit tout pour ne pas les oublier et c’est ainsi
qu’il recopia leurs noms qui figuraient sur
le registre du cimetière de Paterna - aujourd’hui introuvable - pour que ces derniers
l’accompagnent toujours. Des années plus
tard, il demanda à sa fille, Gloria Lacruz, de
taper à la machine cette liste afin qu’elle ne
soit pas perdue. Activo ne passa pas un jour
de sa vie sans cette liste pliée dans la poche
de son pantalon.
Vicente Mollá Galiana
Quand il était en prison, Vicente conservait
précieusement une photographie de sa femme
et de sa fille, prise à Ontinyent, son village, en
juin 1938 et c’est au verso de cette même photographie que Vicente, cinq mois plus tard,
dut écrire en hâte son message d’adieu.
En quarante-six mots à peine, il dit adieu,
avertit des représailles éventuelles et précisant l’adresse de sa maison dans une tentative désespérée, il écrivit : “quiconque
trouvant cette photographie est prié de la
rapporter à cette adresse”.
La mémoire familiale témoigne qu’il jeta
cette photographie du camion qui le conduisait de la prison à Paterna. Quelqu’un la
ramassa et l’envoya à Ontinyent. Consuelo
Gandía et Concepción Mollá, veuve et orpheline - de trois ans à peine - durent affronter la dureté de l’après-guerre et de la dictature qui s’acharna sur les familles des fusillés.
Cette photo et l’histoire peu banale de sa
restitution ont entretenu la mémoire de
Vicente, cet ébéniste de trente et un ans,
fusillé le 6 novembre 1939 en raison de
ses idéaux socialistes et de ses fonctions de
conseiller municipal d’Ontinyent.
Daniel Navarro García
Depuis des années, María Ángeles Navarro
se bat pour retrouver son grand-père, Daniel
Navarro, et faire revivre sa mémoire, au
point qu’en 2014, elle a demandé l’accréditation de reconnaissance et de réparation
personnelle au Ministère de la Justice.
Daniel fut arrêté dans son village, Algemesí,
en 1939, et emprisonné à Alzira puis à la
Modelo de València. Dans les lettres qu’il
envoya en détention, il réclamait à cor et à
cri à ses enfants crayons et cahiers pour dessiner et écrire, son échappatoire sans doute,
puisque Daniel était dessinateur, peintre et
cinéaste.
Suite à son assassinat, le 25 mai 1940, il laissa quatre orphelins, Daniel, Josefa, Amparo
et Manuel, qui avaient déjà perdu leur mère,
Atilana Valenzuela, durant la guerre. La
nouvelle leur parvint à travers une lettre
envoyée chez eux et écrite par Francisco
C., l’ami inséparable de Daniel en prison.
Daniel fut gracié peu de temps après alors
que son corps gisait déjà dans la fosse 114.
En attendant les résultats de l’analyse ADN,
María Ángeles n’a jamais perdu l’espoir de
- pour reprendre ses paroles - “pouvoir te
connaître, grand-père”.
César Sancho de la Pasión
Libertad se rappelait parfaitement le moment où son père fut arrêté: “Ils sont venus
à la maison, mon père était dans la cour, ils
l’ont emmené, l’ont enfermé et il n’est plus
jamais revenu.” C’était une des plus jeunes
des huit enfants -César, Vicentico, Enrique,
Carmen, Enrique, Amada y Amado - de
César Sancho et de Carmen Granell, habitants de Meliana.
Les enfants ne revirent leur père qu’en prison. Et seulement à l’occasion de journées
particulières, comme le jour de la Fête de la
Merced, patronne des prisons. Carmen, en
revanche, s’y rendait souvent pour lui apporter un panier avec du linge propre et de la
nourriture.
La famille fut avertie du moment de son
exécution. Le 23 octobre 1940, Carmen, accompagnée de l’oncle Fabri et de son amie
Paquita, se rendit au cimetière de Paterna.
Elle lava son corps, le mit dans un cercueil
qu’elle avait acheté et où elle introduisit une
bouteille en verre avec son nom à l’intérieur.
César, membre de la UGT et président du
Comité Municipal de la Défense, fut identifié grâce à une analyse ADN et exhumé de
la fosse 120 en 2020, en même temps que
douze camarades de l’équipe de gouvernement de Meliana.
Les absences
C’est par peur que certaines histoires n’ont
pas été racontées. La politique de la terreur
menée par la dictature franquiste fit violemment irruption dans la sphère intime des familles. Au point que la peur s’est transmise
de génération en génération. Cacher des
objets, voire les détruire, contester et reconstruire le récit familial ou alors ne le partager
que dans l’intimité sont autant d’expressions
de l’efficacité de ces silences imposés sur des
décennies.
Le temps qui passe a contribué à estomper
bon nombre de ces histoires et certaines ont
même été effacées à jamais.
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Français
OBJETS FAMILIERS
Parcours de vie
Águeda Campos Barrachina
et Amando Muñiz Verdayes
Une photographie prise pendant la guerre et
quelques lambeaux de vêtements sont le seul
héritage que reçurent Vicente et Pepe, âgés
d’à peine six et cinq ans au moment de l’exécution de leurs parents. Agueda et Amando
furent tous deux assassinés le 5 avril 1941
puis jetés ensemble dans la fosse 135, après
deux ans de réclusion à la prison de Santa
Clara et à la prison Modelo de València.
Tous deux militaient au Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM) de València et
étaient profondément engagés dans la défense des idéaux républicains. Au point que,
comme le rappelait Vicente, un 14 avril,
Agueda hissa un drapeau républicain dans
la cour de la prison, drapeau qu’elle avait
confectionné avec un bâton et un morceau
de tissu et pour lequel elle fut placée à l’isolement dans une cellule.
Vicente et Pepe furent également emprisonnés, étant donné qu’ils furent arrêtés avec leur
mère. De par leur statut d’enfants de vaincus,
leur internement se poursuivit bien des années
après la mort de leurs parents, à l’orphelinat
San Francisco Javier de València.
Salvador Lloris Épila
Salvador aimait jouer de la guitare. Il était
né en 1899 à Alfara del Patriarca et il était
paysan. On dit aussi qu’il faisait bien la paëlla. Il épousa Amalia Ponce et ils eurent deux
enfants, Salvador et Manolo.
Il était croyant et de gauche, mais sa famille
ignore s’il appartenait à un parti. En revanche,
elle peut témoigner qu’il faisait partie de l’armée espagnole au moment de la Guerre du
Maroc et que, suite au coup d’État de 1936, il
s’engagea pour défendre la République.
Il fut accusé après la guerre d’avoir participé, aux côtés d’autres personnes, à la mort
d’un garde civil, et il fut condamné à mort.
Malgré l’intervention du prêtre du village
en sa faveur, il fut fusillé le 17 juillet 1939.
Le lendemain, sa famille put récupérer son
corps et acheter un cercueil afin de l’enterrer
seul pour lui éviter la fosse commune.
Cette histoire fut tenue secrète pendant des
années, jusqu’à ce que sa petite-fille, Pilar
Lloris, retrouve les lettres de Salvador ainsi
que quelques objets confectionnés par lui en
prison. C’est à ce moment-là qu’elle prit la
décision d’enquêter sur son grand-père et
sur ce qui lui était arrivé.
José Giner Navarro
Felipe Carreres Flores
Le 21 juillet 1939, neuf hommes de Quart
de Poblet, tous membres du Comité
Révolutionnaire Local, furent exécutés à
Paterna. José, “le fils de la sage-femme”, le
plus jeune, que l’on appelait Pepín, était un
de ceux-là.
José avait vingt-huit ans, il n’était pas marié et n’avait pas d’enfants. Ce furent ses
soeurs Carmen et Conxeta qui entretinrent
en silence, plusieurs décennies durant, son
souvenir. Mais en 2008, à l’occasion d’un
hommage public qui lui fut rendu dans son
village, Carmen partagea avec sa petite-fille,
Pilar Taberner, cette mémoire familiale. Dès
lors, Pilar, qui ne disposait que d’une photographie, d’une lettre d’adieu et de cette bouleversant phrase: “Ils nous l’ont tué”, a pu
reconstituer en partie le parcours de vie de
son grand-oncle: il était journalier, syndiqué
à l’UGT, membre des Jeunesses Socialistes
Unifiées et il s’était battu sur le front de
Teruel.
Quand on l’emprisonna, ses sœurs se rendirent tous les jours à pied, de leur village à
la prison Modelo, pour lui apporter nourriture et vêtements. Jusqu’à ce qu’un jour, elles
apprirent en arrivant que l’on avait conduit
les “neuf de Quart de Poblet” au peloton
d’exécution.
Les frères Carreres furent des victimes directes de la répression. Ramón dut s’exiler
en France et ne revint qu’en 1969. Felipe et
Pepe furent exécutés à Paterna en 1939.
Il ne reste aucun effet personnel de Pepe.
Sa famille sait qu’il était journalier, qu’il
appartenait à la Fédération Anarchiste
Ibérique (FAI) et qu’il fut jeté dans la fosse
115. Felipe, identifié dans la fosse 22, travaillait aux champs et dans l’industrie sidérurgique. Il avait sa carte au Parti Communiste,
il était membre du syndicat du riz et il fut
membre-fondateur de la fanfare de son village, el Puig de Santa María.
Suite à son exécution, sa femme, María
Duato, dut élever seule leurs quatre enfants
tout en s’occupant de son beau-père, atteint
de démence sénile. María dut faire du marché noir pour survivre et ne fut pas autorisée, en signe de représailles, à porter le deuil.
Malgré ce contexte, elle parla toujours de
leur histoire familiale, qu’elle transmit à ses
petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Avant de mourir, María demanda à être enterrée avec les lambeaux de vêtements et la
lettre d’adieu de son mari.
Vicente Roig Regal
De septembre 1939 à octobre 1940, Vicente,
originaire d’Alginet, fut incarcéré dans plusieurs prisons: à San Miguel de los Reyes et
à la Modelo. Presque quatre cents jours au
cours desquels sa femme, Julia Tortosa, et lui
continuèrent à communiquer. Leur famille
conserve toujours 112 lettres qui décrivent
la peur et les attentes dans et hors les murs
de la prison.
La découverte de ces lettres et les visites effectuées au cimetière de Paterna firent surgir des questions, comme en témoigne sa
petite-fille, Verónica Roig. Dans la famille,
on avait raconté jusqu’alors que le grandpère était mort à la guerre. Le besoin de
savoir ce qui s’était réellement passé permit
à la famille de découvrir certaines histoires
extraordinaires: par exemple, le stratagème
par lequel Vicente fit la connaissance de son
fils en prison grâce à un panier de linge où
la famille dissimula le bébé, après avoir soudoyé le gardien avec un plat de riz.
Par amour pour son fils, Vicente fabriqua
à la main une bague, des espadrilles et un
pendentif qu’il envoya chez lui. Sa famille
ne reçut plus de nouvelles de lui à partir du
31 octobre 1940, jour de son exécution.
Vicente Orti Garrigues
“Rosario, n’y va pas, il n’est est plus là-bas”.
C’est ainsi que Rosario Fita apprit qu’on avait
exécuté son mari. Ce 27 mars 1940, ce cordonnier de Torrent, fonctionnaire de prison et
membre du Parti Communiste, fut assassiné.
Le cauchemar avait commencé dès la fin de
la guerre. Vicente, qui avait tout quitté pour
partir se battre sur le front, dut se cacher; et
Rosario, enceinte, subit les interrogatoires de la
Garde Civile, qui tentait de lui soutirer des informations en pointant sur son ventre un fusil.
La répression continua après son exécution.
La famille fut expropriée de sa maison et dut
survivre en demandant l’aumône, en vendant des excréments d’animaux et en vivant
dans une écurie, stigmatisée comme “femme
et filles de rouge”.
Ce 27 mars, Rosarito, Libertad et Dolores
perdirent leur père. Il leur dédia des poèmes
et leur envoya des lettres de sa prison.
Rosarito apprit par cœur chaque vers du
poème qu’il lui écrivit pour ses cinq ans.
Aujourd’hui, Charo et María José, les petites-filles de Vicente, conservent précieusement ces objets qui constituent leur mémoire.
Antonio Monzó Fita
Antonio fut averti qu’il courait un danger
mais il renonça à fuir d’Alicante en bateau
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au prétexte qu’il n’avait commis aucun crime
de sang. Mais, à trente-cinq ans, il fut détenu
à la prison Modelo de Valencia et au bout
de deux mois, le 21 juillet 1939, il fut fusillé.
María Cruz, sa femme, et Paco, Antonio et
María, ses enfants, passèrent cet assassinat
sous silence jusqu’à l’avènement de la démocratie. Ils savaient mais se turent par peur et
pour protéger leur famille.
Durant plus de quatre-vingts ans, Paco a
conservé les seuls objets qui lui viennent
de son père: deux photographies, une fiche
signalétique de la prison et un portefeuille
avec ses initiales, où il cachait deux lettres.
Son fils, Toni, n’a appris cette histoire que
récemment, à savoir que son grand-père faisait partie du groupe des “neuf de Quart de
Poblet”, qu’il fut enterré individuellement à
côté de la fosse 21 et qu’il fut assassiné parce
qu’il était membre de la UGT et du Comité
Révolutionnaire Local.
Manuel Baltasar Hernández Sáez
La dernière volonté de Gracia Espí a été
que sa petite-fille, Amelia Hernández, hérite
d’une boîte que Gracia avait rangée dans
une commode et qu’Amelia ne pourrait ouvrir qu’à la mort de sa grand-mère. Cette
boîte contenait les effets personnels de son
mari, Manuel Baltasar, fusillé le 29 juillet
1939, à l’âge de vingt-trois ans. Il s’agissait
de lambeaux de vêtements et d’une mèche
de cheveux que Leoncio Badía, le fossoyeur
de Paterna, avait donnés à Gracia pour
confirmer l’identité de son mari, inhumé
dans la fosse 22.
Gracia et Manuel Baltasar s’étaient mariés
jeunes et ils avaient vécu quelque temps en
France. En 1939, ils rentrèrent en Espagne, et
deux ans après, le coup d’État bouleversa leur
vie. Lui, qui était chauffeur et membre de la
UGT, fut détenu à Carlet en 1939 puis transféré à San Miguel de los Reyes. La famille se
souvient qu’en prison, il abîma la photo de
son fils George à force de l’embrasser.
Amelia conserve les effets personnels de son
grand-père tels qu’ils lui ont été légués, enveloppés dans du papier journal, avec des
restes de terre et quelques taches de sang.
José Manuel Murcia Martínez
À l’ouverture de la fosse 94, Carolina Martínez
sentit qu’elle pouvait enfin réaliser ce que sa
mère et sa grand-mère n’avaient pu obtenir.
Le bonheur d’apprendre que l’ADN avait
confirmé que l’individu numéro 5 de cette
fosse était son grand-père mit un point final au
processus d’exhumation, long et douloureux.
Bien qu’elle ne l’ait pas connu, elle savait par
sa grand-mère Carolina Ródenas que c’était
un homme simple, sérieux et travailleur. José
Manuel conciliait son travail de journalier et
la défense des idéaux socialistes, en exerçant
plusieurs responsabilités: il était membre du
secrétariat de la UGT à València, conseiller
municipal délégué à l’agriculture à Ayora et
promoteur de la collectivisation de l’agriculture locale.
Sa femme fut condamnée à douze ans et un
jour de prison, et son fils Manuel fut égale-
ment emprisonné. Par ailleurs, la famille fut
contrainte de loger à domicile des soldats
franquistes, punition qui terrorisait les filles
de la famille, Amparo et Amalia, qui, de peur,
s’enfermaient dans leur chambre la nuit.
Pablo Lacruz Muñoz
Né à Chera en 1901, Pablo était paysan. Il
avait épousé Dolores Igual et ils eurent deux
enfants, Activo et Pablo. Socialiste engagé, il
fonda la section UGT de son village et il fut
conseiller municipal. Comme la plupart des
républicains, il fut arrêté à la fin de la guerre,
emprisonné, condamné à l’issue d’un procès
extrêmement sommaire pour “adhésion à la
rébellion” et fusillé.
Pablo fut assassiné à Paterna le 9 novembre
1939 et sa famille subit pendant plus de
quinze ans une répression sans fin. La Garde
Civile les menaçait régulièrement d’expropriation et la famille fut en proie à de nombreuses difficultés.
Pablo fut exécuté en même temps que
trente-sept autres personnes. Son fils Activo
fit tout pour ne pas les oublier et c’est ainsi
qu’il recopia leurs noms qui figuraient sur
le registre du cimetière de Paterna - aujourd’hui introuvable - pour que ces derniers
l’accompagnent toujours. Des années plus
tard, il demanda à sa fille, Gloria Lacruz, de
taper à la machine cette liste afin qu’elle ne
soit pas perdue. Activo ne passa pas un jour
de sa vie sans cette liste pliée dans la poche
de son pantalon.
Vicente Mollá Galiana
Quand il était en prison, Vicente conservait
précieusement une photographie de sa femme
et de sa fille, prise à Ontinyent, son village, en
juin 1938 et c’est au verso de cette même photographie que Vicente, cinq mois plus tard,
dut écrire en hâte son message d’adieu.
En quarante-six mots à peine, il dit adieu,
avertit des représailles éventuelles et précisant l’adresse de sa maison dans une tentative désespérée, il écrivit : “quiconque
trouvant cette photographie est prié de la
rapporter à cette adresse”.
La mémoire familiale témoigne qu’il jeta
cette photographie du camion qui le conduisait de la prison à Paterna. Quelqu’un la
ramassa et l’envoya à Ontinyent. Consuelo
Gandía et Concepción Mollá, veuve et orpheline - de trois ans à peine - durent affronter la dureté de l’après-guerre et de la dictature qui s’acharna sur les familles des fusillés.
Cette photo et l’histoire peu banale de sa
restitution ont entretenu la mémoire de
Vicente, cet ébéniste de trente et un ans,
fusillé le 6 novembre 1939 en raison de
ses idéaux socialistes et de ses fonctions de
conseiller municipal d’Ontinyent.
Daniel Navarro García
Depuis des années, María Ángeles Navarro
se bat pour retrouver son grand-père, Daniel
Navarro, et faire revivre sa mémoire, au
point qu’en 2014, elle a demandé l’accréditation de reconnaissance et de réparation
personnelle au Ministère de la Justice.
Daniel fut arrêté dans son village, Algemesí,
en 1939, et emprisonné à Alzira puis à la
Modelo de València. Dans les lettres qu’il
envoya en détention, il réclamait à cor et à
cri à ses enfants crayons et cahiers pour dessiner et écrire, son échappatoire sans doute,
puisque Daniel était dessinateur, peintre et
cinéaste.
Suite à son assassinat, le 25 mai 1940, il laissa quatre orphelins, Daniel, Josefa, Amparo
et Manuel, qui avaient déjà perdu leur mère,
Atilana Valenzuela, durant la guerre. La
nouvelle leur parvint à travers une lettre
envoyée chez eux et écrite par Francisco
C., l’ami inséparable de Daniel en prison.
Daniel fut gracié peu de temps après alors
que son corps gisait déjà dans la fosse 114.
En attendant les résultats de l’analyse ADN,
María Ángeles n’a jamais perdu l’espoir de
- pour reprendre ses paroles - “pouvoir te
connaître, grand-père”.
César Sancho de la Pasión
Libertad se rappelait parfaitement le moment où son père fut arrêté: “Ils sont venus
à la maison, mon père était dans la cour, ils
l’ont emmené, l’ont enfermé et il n’est plus
jamais revenu.” C’était une des plus jeunes
des huit enfants -César, Vicentico, Enrique,
Carmen, Enrique, Amada y Amado - de
César Sancho et de Carmen Granell, habitants de Meliana.
Les enfants ne revirent leur père qu’en prison. Et seulement à l’occasion de journées
particulières, comme le jour de la Fête de la
Merced, patronne des prisons. Carmen, en
revanche, s’y rendait souvent pour lui apporter un panier avec du linge propre et de la
nourriture.
La famille fut avertie du moment de son
exécution. Le 23 octobre 1940, Carmen, accompagnée de l’oncle Fabri et de son amie
Paquita, se rendit au cimetière de Paterna.
Elle lava son corps, le mit dans un cercueil
qu’elle avait acheté et où elle introduisit une
bouteille en verre avec son nom à l’intérieur.
César, membre de la UGT et président du
Comité Municipal de la Défense, fut identifié grâce à une analyse ADN et exhumé de
la fosse 120 en 2020, en même temps que
douze camarades de l’équipe de gouvernement de Meliana.
Les absences
C’est par peur que certaines histoires n’ont
pas été racontées. La politique de la terreur
menée par la dictature franquiste fit violemment irruption dans la sphère intime des familles. Au point que la peur s’est transmise
de génération en génération. Cacher des
objets, voire les détruire, contester et reconstruire le récit familial ou alors ne le partager
que dans l’intimité sont autant d’expressions
de l’efficacité de ces silences imposés sur des
décennies.
Le temps qui passe a contribué à estomper
bon nombre de ces histoires et certaines ont
même été effacées à jamais.
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